Gran Teatre del Liceu
> 15 décembre

Tristan et Isolde

Photographies par Franchella Stofleth
Alex Ollé, le plus consensuel des membres du collectif catalan La Fura dels Baus, a conçu pour le grandiose opéra de Wagner un décor à la fois monumental et dépouillé. Alors que brille au loin un océan d’écume et de houle, une immense lune descend des cintres progressivement pendant l’acte I: se détachant sur le noir de la nuit, elle situe le drame dans un non-lieu cosmique où souffrent les humains. Posée sur le sol, elle baignera de sa lumière lactée et mélancolique l’attente et l’agonie de Tristan. Un oculus percé en son sein restera le seul et périlleux chemin pour parvenir au chevet du héros blessé. Le même dispositif inversé offre à l’acte II sa face concave pour figurer l’architecture du château de Marc, tel un bunker: des ouvertures comme des meurtrières rythment les grandes parois; des escaliers en griffent les murs, menaçant le couple d’intrusions sacrilèges; des flammes vont incendier le cercle, symboles de l’embrasement des cœurs, l’enlacement des corps, la fusion des âmes. Des entrelacs projetés de racines et de branches mouvantes semblent figurer l’inextricable lien qui unit les deux amants, rappel peut-être du lai du chèvrefeuille médiéval qui chante le couple mythique. L’orbite deviendra à la fin du liebestod source de lumière intense, épiphanie de l’extase mystique d’Isolde. Le dispositif s’avère simple à lire, impressionnant, efficace, cohérent. La grande Irène Theorin, acclamée aux saluts, est souveraine dans le rôle d’Isolde. Capable de pianissimi, de demi-teintes comme seul le bel canto semblerait le permettre, elle sait aussi les éclats tranchants, la puissance de la passion. A-t-on déjà entendu le Mild und leise wie er lächelt s’engager si subtilement, précisément avec ce «doux sourire», se développer comme la montée progressive d’une houle, s’enfler comme le flot pour terminer dans un Lust extatique (et longuement tenu) à faire pleurer? Le duo du II offre dans la fièvre ardente même des nuances infinies, des couleurs qui chatoient. Et la puissance de la malédiction au I est portée par une voix d’une force qui saisit. 75% du répertoire de Stefan Vinke est dévolu à Wagner. Le timbre n’est pas d’emblée séduisant. Mais les aigus sont triomphants, la conduite du souffle remarquable, la puissance de la voix impressionnante. Et il parvient à la fin de l’acte III sans que se manifeste une once de fatigue vocale. Albert Dohmen (grand Wotan, magnifique Alberich à Bayreuth) est une nouvelle fois le Roi Marke: la voix n’a rien perdu de son éclat, le timbre de sa beauté, la diction de sa clarté, le jeu de sa noblesse. Le personnage impose sa stature, sa douleur, sa vulnérabilité, sa grandeur. Greer Grimsley baryton basse américain joue un Kurwenal mordant au I, tendre et compassionnel au III: la beauté de la voix ample et nuancée dit aussi bien l’amitié que la compassion, l’impatience que la chaleur humaine. La mezzo Sarah Connolly peine davantage à faire vivre Brangane, un peu trop effacée, un peu grise, sans toutefois que sa prestation soit indigne de celle de ses partenaires. Après un début de Prélude concurrencé par un concert de toux intempestives, le chef catalan Josep Pons , inspiré, et l’’orchestre du Liceu galvanisé imposent un Tristan recueilli et intense, dont l’élan, la dynamique et les couleurs font respirer la partition et la soulèvent telle une mer aux mille mouvements.
Une ovation debout et des rappels multiples saluent la performance d’ensemble de cette production où domine selon nous la prodigieuse interprétation d’Irène Theorin.

Jean Jordy
Publié le 11/01/2018 à 22:09, mis à jour le 26/01/2019 à 19:35.